Numérique et environnement: Les «meilleurs ennemis» du monde? 

Par Laurent F.
Publié: Mis à jour: 9 minutes de lecture
Environnement numérique Solange Ghernaouti

Nombreux sont ceux, désormais, qui en appellent à la sobriété numérique. Mais au delà de nos usages informatiques, n’est-ce pas aussi toute une vision sociétale et politique qu’il nous faut (vite) revoir? Professeure à l’Université de Lausanne, Solange Ghernaouti est experte internationale en cybersécurité, en cyberdéfense et dans la lutte contre la cybercriminalité. Elle a accepté de nous donner son avis sur cet épineux sujet.

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Vous êtes la directrice du S.C.A.R.G. De quoi s’agit-il? 

Solange Ghernaouti: «J’ai créé le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group (Université de Lausanne) pour réaliser des activités de recherche, d’enseignement et de conseil -de nature transdisciplinaire et de manière holistique- concernant les risques générés par l’informatique et les télécommunications. Espérer tirer parti des opportunités offertes par le numérique nécessite que les conséquences négatives dues à des défauts de conception, de gestion et d’utilisation (mais aussi celles liées à des usages détournés, abusifs, criminels, terroristes ou conflictuels) soient sous contrôle. Cela dépasse le cadre purement technique des mesures de sécurité informatique.»

Vous êtes aussi la Présidente de la Fondation SGH. Quelle est sa mission? 

Solange Ghernaouti: «Afin de répondre à des besoins plus larges de la société, j’ai en effet créé cette Fondation suisse à but non lucratif: la «Fondation SGH–Institut de recherche Cybermonde» (SGH pour Social Good for Humanity, et en clin d’œil à mes initiales). Pensée comme une Villa Médicis du numérique, sa vocation est de rassembler des personnes d’âge, de culture et d’horizon différents en se consacrant aux technologies et à leurs conséquences. L’objectif est de mettre en perspective et de stimuler des idées nouvelles relatives au monde que nous allons laisser en héritage aux générations futures. Véritable observatoire d’un monde informatisé hyperconnecté, il rassemble des personnalités issues du monde scientifique, artistique, industriel, économique et politique à l’échelle nationale et internationale.» 

«La numérisation de toutes nos activités engendre toujours plus de destruction, d’exploitation et de consommation de ressources naturelles.»

Solange Ghernaouti

Cybersécurité et environnement sont intrinsèquement liés. Quels sont les principaux risques encourus aujourd’hui?

Solange Ghernaouti: «Selon Jean-Marc Jancovici (co-auteur du livre Le monde sans fin) les émissions de CO2 dues au numérique sont équivalentes -au niveau mondial- à toute la flotte de camions. Elles sont deux fois plus importantes que celles de la marine marchande, et deux fois et demi plus importantes que les émissions totales de la France. En fait, la numérisation de toutes nos activités engendre toujours plus de destruction, d’exploitation et de consommation de ressources naturelles. Plus de pollution et de déchets électroniques aussi. Or, moins de 20% d’entre eux sont recyclés.»

Et comment répondre au mieux à ce vaste problème?

Solange Ghernaouti: «Sans être exhaustive, plusieurs pistes existent. Notamment:

  • Arrêter de vouloir organiser la société en recourant à toujours plus d’informatique (data centers, flux de données, intelligence artificielle..) et de substitution de l’humain par des outils numériques. 
  • Prendre en compte les effets délétères du numérique sur le vivant avec une meilleure considération des risques géopolitiques et environnementaux que cette dépendance numérique engendre.
  • Mieux questionner et appréhender les nouvelles dépendances socio-techniques en portant une attention accrue aux vulnérabilités inhérentes au développement, à la commercialisation et au déploiement des infrastructures numériques.
  • Ne plus ignorer les risques d’usage abusifs, détournés, criminels ou conflictuels du numérique.
  • Sortir de l’hypnose et de l’illusion d’un numérique salvateur

En fait, il est temps de sortir de cette croyance qui prétend que la technologie peut répondre à tous les problèmes politiques, économiques ou sociaux. Il nous faut changer nos habitudes de production et de consommation, et produire et utiliser du numérique moins polluant!»

«Il devient urgent d’opposer, à la fuite en avant informatique et à la dépendance numérique, une logique de retenue.»

Solange Ghernaouti

Opter pour une vraie sobriété numérique serait donc la solution?

Solange Ghernaouti: «Je préfère désormais utiliser le terme de retenue à celui de sobriété qui peut faire référence à l’abstinence. Il ne s’agit pas de s’abstenir du numérique mais de le penser autrement, de changer son économie et les modèles d’affaires sous-jacents. Pas seulement de faire adapter le comportement des utilisateurs aux besoins d’une poignée d’acteurs hégémoniques.»

C’est-à-dire?

Solange Ghernaouti: «Penser le numérique en terme écologique nécessite de ne plus être sous l’emprise et la fascination d’un numérique basé sur le paradigme de la croissance et de la consommation infinies. Ni sur celle engendrée par une exploitation sans limite des données et des personnes. Il devient urgent d’opposer, à la fuite en avant informatique et à la dépendance, une logique de retenue. D’autant plus que les cyberattaques sur les infrastructures énergétiques et industrielles dont l’activité est liée aux ressources naturelles (usines chimiques, de traitement des eaux, plateformes d’exploitation pétrolière, centrales nucléaires, etc…) sont des facteurs de risques aggravants pour l’environnement et la biodiversité

Pour autant, le numérique ne peut-il pas (aussi) aider à rendre ce monde plus durable? 

Solange Ghernaouti: «Si l’on considère notre état de dépendance à des solutions et à des fournisseurs, la fragilisation de la société par le numérique, le nombre croissant des vulnérabilités des systèmes et celui des cybernuisances et cyberattaques ainsi que de leurs conséquences… souhaite-t-on réellement que cela soit durable? Réfléchissons d’abord à ce qui est réellement souhaitable et désirable avant de penser en terme de durabilité.» 

Pourquoi?

Solange Ghernaouti: «Ce terme est souvent détourné pour masquer un processus qui consiste, en réalité, à faire perdurer une certaine vision de la rationalité et de la performance économiques. Les mots «durable» et «durabilité» sont devenus des mots valises, souvent fourre-tout, pouvant servir des stratégies de green washing. Appréhender le changement climatique qui annonce des bouleversements d’une ampleur sans précédent ne consiste pas à activer une application pour tenter de «tout résoudre». Ni à augmenter le nombre de data centers.»

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Vous venez de sortir un premier roman, «Off». Pouvez-vous nous le présenter?

Solange Ghernaouti: «Ce roman (que j’ai co-écrit avec Philippe Monnin, ancien directeur des rédactions du «Monde informatique») traite de la fragilité de la société. Une fragilité due à la dépendance à l’informatique et à l’interdépendance des infrastructures vitales. Il est intitulé «Off» car lorsqu’il n’y a plus d’électricité, il n’y a plus d’informatique, et plus d’énergie informationnelle. Ce roman -journalistique par son style et les éléments véridiques puisés dans l’actualité- est une fiction technique, politique et philosophique. Il aborde les liens entre risques technologiques et risques environnementaux, ainsi que leurs causes humaines pouvant conduire aux pires catastrophes. Il permet de comprendre ce que sont ces risques systémiques que nous avons créés. Et de prendre conscience de notre dépendance à l’informatique.

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