Accueil » Transition écologique » Lucie Pinson: «Il est illusoire d’attendre un changement volontaire de la part des grandes banques internationales.»

Lucie Pinson: «Il est illusoire d’attendre un changement volontaire de la part des grandes banques internationales.»

par Laurent F.

Selon un rapport signé de plusieurs ONG militantes, le soutien aux énergies fossiles des principales banques se poursuit plus que jamais. Voire s’intensifie, dans certains cas. Fondatrice et Directrice de Reclaim Finance, Lucie Pinson a accepté de nous en dire plus.

C’est en cette fin avril 2023 que la 14ème édition du rapport Banking on Climate Chaos a été publié. Réalisé par Reclaim Finance, Urgewald, ReCommon, Banktrack et les Amis de la Terre France (et soutenu par plus de 600 organisations à travers le monde), cette grande étude analyse les financements des soixante plus grandes banques mondiales aux énergies fossiles. Lucie Pinson, fondatrice et Directrice de Reclaim Finance, (par ailleurs lauréate du très prestigieux Prix Goldman pour l’environnement 2020), a accepté de nous répondre. L’occasion de mieux connaître l’action de son ONG. Mais aussi de dresser un état de des lieux. 

Quand est née Reclaim Finance, et quelle est sa mission?

Lucie Pinson: «J’ai fondé Reclaim Finance il y a trois ans. Après plusieurs années consacrées à mener des campagnes visant à pousser des acteurs financiers à cesser de soutenir certaines activités (principalement liées aux énergies fossiles) j’étais convaincue qu’il manquait une organisation 100% dédiée aux enjeux liant finance et justice climatique. Une organisation qui couvrirait le périmètre le plus large possible du secteur financier afin de ne plus aborder les enjeux en silo. 

Mon deuxième parti pris -qui me vient des Amis de la Terre France pour qui j’ai travaillé et avec qui je militeest de dépasser la division qui s’opère souvent entre les organisations militantes. D’une part celles qui opèrent une pression sur leurs cibles de l’extérieur, sans les rencontrer ni connaître ou prendre en compte leurs contraintes. D’autre part, celles qui travaillent à les accompagner en leur fournissant de l’expertise, mais au risque parfois de copier leurs approches et de manquer d’esprit critique. 

Reclaim Finance entend concilier ces deux approches en accompagnant tout en mettant devant leurs responsabilités les acteurs financiers. C’est un exercice d’équilibriste parfois difficile à tenir, mais je reste convaincue qu’il nous faut faire preuve d’intransigeance, et ne pas hésiter à épingler publiquement les grands noms de la finance tout en comprenant leurs métiers. Ceci, afin de pouvoir faire des propositions réellement utiles et à-mêmes de répondre à l’urgence écologique.»

Concrètement, comment agissez-vous?

Lucie Pinson: «Nous scrutons de près les activités des banques, assureurs et investisseurs dans les secteurs les plus polluants ou impactants, comme celui de l’énergie. Nous identifions les problèmes mais aussi les solutions que nous présentons, testons et adaptons avec les acteurs financiers. Et nous exposons aussi la réalité des pratiques à travers la publication de rapports ou d’autres outils de communication afin de les mettre en concurrence et de les pousser à prendre les mesures qui s’imposent. 

Nous travaillons tout autant en direction des acteurs financiers privés que des instances normatives, que celles-ci relèvent de la hard law (les gouvernements, les banques centrales ou agences de régulation) ou de la soft law, à savoir les multiples initiatives privés qui réunissent des acteurs financiers ou établissent des standards pour le secteur financier.»

La 14ème édition de votre rapport Banking on Climate Chaos est une fois de plus alarmante. Quelles leçons en tirer, au niveau mondial?

Lucie Pinson: «Qu’il est malheureusement illusoire d’attendre un changement volontaire de la part des grandes banques internationales en matière climatique. Rien qu’en 2022, pas moins de 30 milliards de dollars de financements ont été fournis par vingt-cinq banques européennes aux cent entreprises à l’avant-garde de l’expansion des énergies fossiles. Ceci, alors que toutes sauf une se sont engagées à aligner leurs portefeuilles de financement avec l’objectif d’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2050 suivant une trajectoire 1,5°C.

Ces 30 milliards sont autant d’argent qui n’ira pas à la transition. Une triste illustration de l’adage selon lequel les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Il est donc plus que jamais urgent d’accentuer la pression sur les décideurs financiers et politiques pour ne plus laisser cours au greenwashing et forcer l’adoption de mesures contraignantes.»

«Qu’on ne s’y trompe pas: ce sont bien les très généreux profits que les acteurs financiers tirent de leurs soutiens à TotalEnergies qui expliquent leur loyauté.»

Lucie Pinson, Directrice de Reclaim Finance

Les banques françaises font partie des moins engagées. Quelle est la situation?

Lucie Pinson: «Les banques, historiquement leaders sur le charbon, demeurent parmi les plus gros financeurs des énergies fossiles en raison de leurs soutiens massifs aux grandes entreprises pétrolières et gazières. BNP Paribas est la première banque de BP, Shell et ENI. Et si ce n’est «que» la deuxième de TotalEnergies, c’est parce que la première place est occupée par une autre banque française, Crédit Agricole. Nos banques misent soi-disant sur la transformation de ces grandes entreprises. Elles seraient, d’après elles, indispensables au développement des énergies renouvelables

Un mensonge?

Lucie Pinson: «Quoiqu’on pense de cette hypothèse, il est certain que nos banques ne font rien pour pousser les majors pétrolières et gazières à allouer leurs dépenses d’investissement aux solutions. Elles continuent de leur octroyer des soutiens sans aucune condition. Pire, leurs filiales de gestion d’actifs (telles que BNP Paribas AM et Amundi) votent encore contre l’action climatique lors des assemblées générales de ces groupes pétro-gaziers.» 

C’est-à-dire?

Lucie Pinson: «Elles ont toutes voté contre une résolution demandant à TotalEnergies d’en faire plus pour le climat en 2020, et ont au contraire voté pour le faux plan climat de la major française à deux reprises. En faisant cela, nos acteurs financiers disent à TotalEnergies qu’il est tout à fait acceptable de demeurer la première entreprise européenne (et cinquième mondiale) à développer le plus de nouveaux projets pétroliers et gaziers qui n’ont leur place dans aucun scénario climatique sérieux. Pas même dans celui de l’Agence internationale de l’énergie. 

@Les Amis de la Terre

Néanmoins, TotalEnergies annonce d’importants objectifs en matières d’énergies renouvelables, non?

Lucie Pinson: «Certes, mais celles-ci représenteront moins de 14% du mix de la major en 2030 puisque la majorité des profits vont aux énergies fossiles, et encore plus aux actionnaires. Qu’on ne s’y trompe pas: ce sont bien les très généreux profits que les acteurs financiers tirent de leurs soutiens à TotalEnergies qui expliquent leur loyauté, et non sa stratégie climat en trompe l’oeil.»

Au lendemain de la publication de ce rapport, Crédit Mutuel a «rectifié le tir». Serait-ce que vous êtes tout de même entendu, voire craints ?

Lucie Pinson: «Crédit Mutuel a en effet annoncé de nouvelles mesures à la sortie du rapport. Ils tentent de sauver les meubles alors qu’ils sont revenus en arrière sur un engagement pris et réitéré en 2021 concernant l’adoption de mesures contre l’expansion pétro-gazière. Aujourd’hui, Crédit Mutuel tente de faire oublier qu’il a rétropédalé, et veut faire croire qu’il tient désormais ses promesses. Sauf que, factuellement, les mesures adoptées ne portent pas sur l’expansion.

Nous avons vivement critiqué cela. Non pas tant car Crédit Mutuel est un soutien clé de TotalEnergies et des autres développeurs pétro-gaziers, mais parce que l’action climatique repose sur la confiance. Il est extrêmement grave qu’un acteur puisse un jour prendre des engagements et être applaudi pour cela, et le lendemain revenir dessus dans un silence complet. En l’absence de suivi et de contrôle de l’application des engagements volontaires par les agences de régulation, c’est à nous ONG qu’il revient de s’assurer que ce qui a été promis soit appliqué.»

«Nous sommes face à des acteurs qui ne reconnaissent pas même les conclusions scientifiques de peur ensuite d’avoir à les suivre.»

Lucie Pinson, Directrice de Reclaim Finance

Pourquoi ce double langage généralisé, selon vous? Du 100% greenwashing? 

Lucie Pinson: «D’un côté, il faut reconnaître la complexité des enjeux. Il faut une ambition à la hauteur de ceux-ci quand bien même la mise en œuvre de mesures permettant l’atteinte de cette ambition est plus chaotique et progressive. Mais, de l’autre, sur certains de ces enjeux il s’agit bien de pur greenwashing, oui. Dans le cas des soutiens financiers à l’expansion pétro-gazière, nous avons les solutions, mais nous sommes face à des acteurs qui ne reconnaissent pas même les conclusions scientifiques de peur ensuite d’avoir à les suivre. Certains vont même jusqu’à tromper et entretenir le doute publiquement sur ces conclusions. C’est, par exemple, le cas d’AXA qui défend ses soutiens à de nouveaux champs gaziers au nom de la transition, en se référant au texte de la taxonomie européenne qui ne porte pourtant absolument pas sur la production gazière.»

Dans ce rapport, vous soulignez que certaines financent des grandes compagnies sans même que celles-ci ne leur aient demandé le moindre dollar. Mais pourquoi?…

Lucie Pinson: «Les intérêts financiers sont encore très conséquents sur le court terme. C’est très certainement le cas aussi parce qu’elles savent qu’en cas de crise, de dévaluation massive de certains actifs, les institutions publiques (autrement dit les contribuables) seront là pour payer. L’affaire SVB et Crédit Suisse l’a une nouvelle fois démontré.»

Voyez-vous tout de même des « améliorations » ces dernières années?

Lucie Pinson: «Sur le charbon, les acteurs financiers français ont su adopter des mesures qui ne visaient pas seulement à se protéger des risques financiers, mais qui n’avaient pour première finalité que de protéger le climat et les populations en première ligne des impacts de cette industrie. Cela a été possible car la France s’engageait alors également politiquement et à travers ses deux énergéticiens (ENGIE et EDF) sur le sujet.

Aujourd’hui, l’ambition n’est ni chez TotalEnergies ou ENGIE, ni au sein de la majorité, ni au niveau de nos principaux acteurs financiers. Seuls des acteurs de petite ou moyenne taille (comme CNP Assurances) montrent la voie, et il est indispensable de les soutenir pour inciter plus d’acteurs à les suivre et aligner le geste à la parole.»

Justement, que faire pour changer la donne? Des lois peuvent-elles suffire? 

Lucie Pinson: «L’adoption de mesures réglementaires est indispensable. Mais à condition que ces mesures aillent au-delà des exigences habituelles en termes de reporting et de transparence. Il s’agit d’imposer des règles comportementales, d’inciter certains types de financements mais aussi d’en interdire d’autres. En revanche, il serait naïf de croire au grand soir de la réglementation, tant les deux mondes se côtoient. Si la France est une force bloquante au niveau européen dès lors qu’un texte un brin ambitieux sur la finance est étudié, c’est bien dans un objectif de protéger et relayer les intérêts des grandes banques françaises. Et on ne le rappellera jamais assez, mais notre Président est issu de ce monde. Des avancées réglementaires ne pourront être obtenues qu’en inversant le rapport de force et en s’assurant le soutien de forces progressistes qu’il faut aller chercher également au sein même du secteur financier.»

Articles connexes