Bertrand Piccard – Solar Impulse Foundation: « Il est urgent de passer d’un système où l’on vend de la quantité et du gaspillage à un modèle où l’on vend de l’efficience »

Par Margot Cristiano
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Lors du World Impact Summit à Bordeaux, Bertrand Piccard, explorateur, psychiatre et président de la Fondation Solar Impulse, a partagé une vision d’une écologie tournée vers l’innovation et l’efficience. À travers son parcours familial et l’aventure Solar Impulse, il revient sur les solutions concrètes capables de concilier performance économique et protection de l’environnement. Une vision pragmatique, économique et extrêmement inspirante des enjeux environnementaux.

Un outil d'évaluation pour des solutions propres et rentables

L’origine de la création de Solar Impulse

L’intérêt pour l’environnement, je l’ai depuis toujours. C’est familial. Mon grand-père a fait le premier vol dans la stratosphère. Il voulait montrer qu’on pouvait voler dans un air raréfié, consommer moins de carburant et voler plus efficacement, au-dessus du mauvais temps.

Mon père, lui, a plongé dans la fosse des Mariannes, 11 km de profondeur, à une époque où les gouvernements envisageaient d’y jeter des déchets radioactifs. Il y a découvert de la vie : des crevettes, un poisson. Ce qui prouvait qu’il y avait de l’oxygène venu de la surface. Il a mis en évidence le brassage entre les fonds marins et la surface. Et il a montré que si on mettait des produits toxiques au fond, ça polluerait tout l’océan. C’était un pionnier de l’écologie, avant même que ce mot soit courant.

J’ai grandi avec ces histoires. Mais à cette époque, il n’y avait pas de vraies solutions. Il n’y avait que la décroissance. Et personne ne voulait de cette décroissance.

Trouver des solutions qui donnent envie d’agir

Je me suis dit : il faut aller chercher des solutions qui soient attrayantes. Pour les politiques, pour le monde économique, pour le public. Des solutions qui ne demandent pas de sacrifices, qui ne font pas peur, mais qui créent de l’emploi, qui développent l’économie, tout en étant propres et efficientes.

Quand on regarde aujourd’hui les résistances à l’écologie, on voit bien que l’image d’une écologie sacrificielle, décroissante, a fait beaucoup de dégâts. Beaucoup de gens s’y opposent parce qu’ils croient que c’est ça, l’écologie.

Mais pour moi, l’écologie, ce n’est pas ça. C’est une manière de protéger l’environnement tout en créant de nouveaux débouchés industriels, en attirant des financements, en générant des investissements rentables. C’est une écologie qui pousse le monde à devenir efficient. Où on vend de l’efficience, pas du gaspillage.

Sobriété ou efficience : deux visions contrastées de l’écologie

Il faut bien comprendre la différence entre sobriété et efficience. Dans la sobriété, on fait moins avec moins. C’est bien, mais c’est une réduction accompagnée d’un sacrifice. Dans l’efficience, on fait plus avec moins. C’est une réduction accompagnée d’un bénéfice.

Par exemple : si vous passez de 21 à 19 degrés chez vous, vous êtes sobre, vous économisez 14 % d’énergie. C’est très bien, mais ce n’est pas énorme.

Si vous êtes efficient, vous mettez une pompe à chaleur, vous isolez votre maison, vous passez à des ampoules LED. Et là, votre économie d’énergie est colossale. Rien qu’avec une pompe à chaleur, vous consommez 80 % d’énergie en moins. Et en plus, vous vivez mieux, vous avez le même confort, voire meilleur.

Une ampoule LED, c’est 95 % de rendement. Une ampoule à incandescence, c’est l’inverse : 95 % de pertes. Ce sont des rendements totalement différents.

Le coût colossal du gaspillage énergétique mondial

La technologie LED, c’est un bon exemple de quelque chose qui a pris, parce que c’est économique, ça fonctionne, ça dure plus longtemps. Mais la plupart des éclairages publics ne sont pas encore au LED. Les grands bâtiments publics ne sont pas encore au LED. Il y a encore cette moitié de la France qui n’est pas passée au LED. Et si elle le faisait, on économiserait assez d’électricité pour faire rouler sept millions de voitures électriques par jour. On vit comme si on avait assez d’énergie, comme s’il n’y avait pas de problème, comme si le changement climatique ne coûtait rien. Mais ce n’est pas vrai.

On perd 4,6 mille milliards de dollars, rien qu’avec l’énergie gaspillée. Et encore, on n’est que sur l’énergie. Que sur l’énergie directement perdue. Parce que si vous mettez l’indirect ; quand vous gaspillez de l’eau, vous gaspillez l’énergie qu’il a fallu pour la purifier ; quand vous gaspillez de la nourriture, vous gaspillez l’énergie pour les engrais, pour les tracteurs, pour les transports…  ça devient énorme.

Les trois quarts de l’énergie produite dans le monde sont gaspillés. Un moteur thermique de voiture, c’est un rendement entre 15 et 27 %, selon s’il est chaud ou froid. Il faut trois fois plus d’énergie par kilomètre avec un moteur thermique qu’avec une voiture électrique.

La voiture électrique, catalyseur de changement

Je crois profondément au potentiel de la voiture électrique. Plus silencieuse, meilleure tenue de route, meilleures accélérations, meilleur freinage. Mais il y a des freins. Aujourd’hui, ce sont surtout les voitures moyennes et hautes gammes qui sont électrifiées. Il manque des modèles bon marché.

Il faut des leasing très accessibles sur les petites voitures électriques, pour que tout le monde puisse en avoir une. Et il faut beaucoup plus de bornes de recharge. Aujourd’hui, beaucoup de gens n’osent pas partir loin, ils ont peur de ne pas trouver où se recharger.

Et puis, il faut aussi penser au car-to-grid : quand on ne l’utilise pas, une voiture électrique doit rester branchée. On la charge quand il y a du solaire ou de l’éolien en surplus. Et on la décharge dans le réseau pendant les pics de consommation, le soir par exemple. Pas besoin d’avoir des batteries chez soi si on a déjà une voiture.

Des solutions écologiques rentables pour les entreprises

Avec la Fondation Solar Impulse, on a labellisé 1800 solutions. Elles sont écologiques et rentables. C’est important de le dire : elles sont profitables pour l’entreprise et pour le consommateur. Un produit efficient, ça permet à l’entreprise de faire du bénéfice, et au client d’économiser de l’énergie, de réduire son gaspillage.

Donc, qu’est-ce qu’une entreprise doit faire ? Elle doit regarder quels sont les marchés où on peut offrir au public des systèmes plus efficients. Regardez Schneider Electric. Leur succès repose sur des produits efficients. Schlumberger, qui faisait du forage pétrolier, a créé une spin-off, Celsius, qui fait du forage géothermique en ville. C’est un marché lucratif, et en même temps écologique.

Mais il faut changer les habitudes. Il faut un certain effort pour remplacer ce qui ne fonctionne pas par ce qui fonctionne mieux. Et malheureusement, beaucoup de gens préfèrent souffrir dans les problèmes qu’ils connaissent plutôt que d’oser faire autrement.

De l’éco-anxiété à l’action : comment mobiliser positivement la jeunesse

Aujourd’hui, il n’y aurait aucune raison d’être éco-anxieux ou éco-déprimé si on utilisait réellement toutes les solutions qui existent. Le vrai problème, c’est qu’on ne les utilise pas assez. Les gouvernements n’avancent pas assez vite. Et il y a toujours ce clivage : l’industrie pense que l’écologie coûte cher, et les écologistes pensent que l’industrie est mauvaise.

Et puis, on parle trop des problèmes aux jeunes, sans leur parler des solutions. C’est une erreur. C’est même criminel. On rend les jeunes éco déprimés, alors qu’on devrait leur montrer qu’il existe des solutions, et les pousser à les utiliser. On ne devrait pas manifester en criant “problème, problème”. On devrait crier “solution, solution, solution”.

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