Accueil » Entreprises et Collectivités » Emery Jacquillat :  » Il faut passer du triangle de l’inaction à la boucle de l’action ».

Emery Jacquillat :  » Il faut passer du triangle de l’inaction à la boucle de l’action ».

par Clara Blanquet

Emery Jacquillat, Président de la Camif et cofondateur de la Communauté des Entreprises à Mission, prône le Made in France ainsi que le rôle important des entreprises, des consommateurs mais aussi de l’Etat dans l’instauration d’une consommation et d’une production plus responsable et durable.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre propre prise de conscience ?

J’ai démarré ma vie d’entrepreneur à 23 ans, en créant une société de vente de literie sur internet qui s’appelait Matelsom. En 2008, j’ai assisté à la chute de la Camif, qui était alors une coopérative créée en 1947 par des instituteurs qui s’étaient regroupés lors de l’après-guerre pour se rééquiper. J’y ai vu une opportunité incroyable de réinventer cette marque et d’en faire un modèle alternatif à ce qu’a toujours fait la grande distribution, c’est-à-dire d’aller chercher plus loin et moins cher ailleurs. A ce moment là, j’ai la conviction et je fais le pari qu’il y aura toujours des consommateurs qui valoriseront la qualité, le local et le durable. Évidemment, personne ne parlait de « Made in France » à l’époque, il n’y avait pas eu non plus de ministre qui porte la marinière ou le Slip Français. Ça a toutefois été une façon pour nous de rembarquer tout l’écosystème.

On travaille avec 125 fabricants français, qui représentent les trois quarts de notre chiffre d’affaires sous une même valeur clé : Si on veut développer la consommation responsable, il faut qu’on donne l’information aux consommateurs, donc de la transparence. 

Sur Camif.fr, une des premières innovations qu’on donne quand on relance Camif, c’est de donner la possibilité aux clients de choisir leurs produits en fonction du lieu de fabrication, mais aussi en fonction de critères simples comme la composition du produit, l’origine des composants, dans quelles conditions sociales et environnementales le produit a été fabriqué…

Camif est donc un des premiers grands acteurs du réemploi et de la traçabilité de son produit ?

Oui, à la fois sur le « Made in France » mais aussi sur la transparence. On offre de la transparence sur l’origine des principaux composants, le nombre de kilomètres qu’ils ont fait jusqu’à l’usine, s’ils sont issus du recyclage ou pas, mais aussi sur les métiers qui se cachent derrière l’entreprise. On fait aussi des vidéos reportage au cœur des usines des fabricants. C’est comme ça que ça a réellement pu redémarrer.

Assez vite, à partir de 2013, on fait deux rencontres qui ont été déterminantes: Celle d’un fonds d’impact qui rentre chez nous et qui nous challenge beaucoup notamment sur quel modèle, quel impact positif nous cherchons à avoir. En fait, on ne s’était pas vraiment posé cette question. Et à ce moment-là, on rencontre les chercheurs de l’École des Mines, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, qui eux, pendant la crise financière de 2008, se sont dit : Ce n’est pas une crise financière à laquelle on assiste, c’est la crise de l’entreprise. On a oublié pourquoi l’entreprise existe, à quoi elle sert… Et il faut remettre ça au cœur du projet. Le profit, c’est bien, mais ça ne peut pas être le seul objectif de l’entreprise. Cette réflexion m’a beaucoup parlé.

On a donc travaillé pendant trois ans pour redéfinir la mission de Camif. On a découvert qu’au fond, le projet de Camif, c’était de défendre un modèle de consommation responsable et qu’au-delà de ce modèle, pour qu’il y ait de la consommation responsable, il faut que la production soit responsable. Il fallait aussi arriver à embarquer toute la filière et transformer le modèle de production de la filière vers une économie plus circulaire.

Combien de temps cela a-t-il mis ?

On met déjà trois ans à repenser ça, pourquoi l’entreprise existe, à quoi elle sert, en quoi elle est vraiment utile, tous ça en interrogeant l’ensemble de ses parties prenantes comme des clients, des fournisseurs, des salariés. C’est un exercice assez introspectif, mais aussi très prospectif. C’est un acte de leadership très fort : C’est quoi ma vision ? Qu’est-ce que j’ai envie de changer dans le monde ?

On arrive à formuler cette raison d’être qu’on met dans nos statuts avec les cinq objectifs de mission, sur la consommation responsable, sur l’emploi en France, sur l’économie circulaire ou sur la transformation de la filière. Celles-ci nous mettent en tension à partir de 2017, parce qu’on a inscrit ça dans nos statuts en 2017, et nous obligent à revoir, à réinventer et à accélérer la transformation du modèle, réinventer nos métiers… C’est là où on arrive à embarquer toute sa chaîne de valeur en amont.

C’est comme ça que naît la Communauté des Entreprises à Mission en 2017 ?

On se rend compte que le modèle de la Mission a vraiment aidé Camif à accélérer la transformation de son offre et de sa clientèle. Et là, on se dit que ce modèle est puissant et qu’il faut qu’on le partage parce que c’est un levier d’engagement extrêmement fort pour les collaborateurs. Si on veut changer nos modèles, il faut que les collaborateurs soient super engagés parce que ça va demander des efforts, du temps et de l’énergie.

J’ai cofondé la communauté des entreprises à Mission en 2018 avec l’ambition d’offrir un cadre de partage aux dirigeants, déjà de plus en plus nombreux et qui souhaitaient rendre leur entreprise plus contributive pour la société. En effet, ça ne suffit pas juste d’être responsable, de se conformer à des bonnes pratiques ou à des normes. Aujourd’hui, on attend des entreprises qu’elles changent le monde, qu’elles le transforment.

En 2018, vous êtes combien à vouloir changer le monde ?

Ça se comptait à l’époque sur les doigts d’une main, mais aujourd’hui ce sont 1 500 sociétés à mission. Ce cadre de partage qu’on a créé a stimulé l’envie de nombreux dirigeants de s’engager.

On a continué à enrichir le modèle, à réfléchir sur le sens, mais il faut aussi, au fond, engager une transformation de la gouvernance de l’entreprise. Si on ne la change pas et qu’elle reste strictement dans les mains des actionnaires, on ne changera pas la boîte. Il faut qu’on arrive à ouvrir la gouvernance et c’est tout le sens du Comité de Mission. Par exemple, quand il y a eu la loi PACTE, on a aussi contribué et la magie a opéré dans la loi et le modèle de la Société à Mission qui a repris les travaux des chercheurs, l’expérimentation faite par Camif et les premiers travaux de la Communauté des Entreprises à Mission.

Qu’est-ce qu’une entreprise à mission ? C’est une entreprise qui met au cœur de son modèle une mission avec un impact positif. C’est un cadre volontaire, mais qui offre un grand champ de liberté pour définir quel impact positif on veut avoir avec l’entreprise. Une entreprise à mission, c’est donc une entreprise qui inscrit dans ses statuts une mission, des objectifs sociaux, environnementaux et qui met en place une gouvernance de la mission.
Ce n’est pas une entreprise qui est forcément meilleure qu’une autre, mais c’est une entreprise qui s’est obligée à structurer sa démarche et qui va crédibiliser ses engagements en s’obligeant à rendre des comptes notamment par le contrôle externe avec un organisme indépendant, qui vient vérifier la qualité de cette mission tous les deux ans. Donc, on s’oblige à progresser. Et je crois que si on veut progresser, il faut un cadre.

Comment est-ce qu’on réussit à résoudre cette équation entre la consommation et la production durable/responsable ?

Il y a trois acteurs qui comptent. Il y a le consommateur, il y a l’entreprise et il y a l’État. Il faut passer du triangle de l’inaction qui dit que le consommateur attend que l’offre arrive, que l’état se dit que si on me demande rien, je fais rien… Il faut passer du triangle de l’inaction à la boucle de l’action et on a besoin que tout le monde pousse dans le même sens pour que l’on avance et que l’on transforme véritablement : l’envie de consommer mieux mais moins, l’envie de produire mieux, mais moins, l’envie de créer pas qu’une valeur économique, mais aussi une valeur sociale et environnementale, l’envie et la fierté d’affirmer qu’il y a un modèle possible et qu’il faut le protéger. Et c’est le rôle des États d’arriver, par un cadre réglementaire à l’échelle française, mais aussi à l’échelle européenne, d’arriver à probablement interdire certaines productions qui rentrent dans nos pays sans respecter aucune des normes sociales, environnementales qu’on applique à nous-même. On l’a vu avec l’agriculture qu’il y a un besoin d’équité. On ne fera pas la transition écologique si elle n’est pas juste pour tout le monde, pour les consommateurs, mais aussi pour les producteurs.

On a aujourd’hui la possibilité, à travers des modèles d’entreprises, d’avoir une transition durable mais aussi rentable pour les entreprises ?

C’est tout l’enjeu en fait. Arriver à réconcilier la performance économique et la performance sociale et environnementale. Si on n’y arrive pas, ce n’est pas durable, donc il faut y arriver. Ce n’est pas simple parce qu’il y a en effet la question du prix. Il y a en ce moment, avec l’inflation, des consommateurs qui consomment moins, mais consomment surtout du premier prix. Et le premier prix, il vient de l’autre bout de la planète. Ils ne se posent pas forcément la question de savoir comment ces produits sont arrivés en Europe à 3,99 €, comment c’est fabriqué, qu’est-ce qui se cache derrière ce modèle… C’est là où on a besoin de l’État, pour dire qu’on ne rentre pas en Europe si on ne respecte pas les droits humains.

Que pensez-vous de la récente proposition de loi sur la fast-fashion ?

J’avais remis un rapport sur la TVA circulaire à Christophe Béchu, parce qu’en effet l’autre levier d’action de l’État, ce n’est pas que la réglementation, c’est aussi d’utiliser tous ces outils, notamment la fiscalité, pour accélérer cette transformation.

Est-ce que c’est normal qu’un consommateur sur deux ne remplace pas ou ne fasse pas réparer son électroménager ou ses produits quand ils tombent en panne parce que ça coûte plus cher que d’acheter un produit premier prix neuf qui vient de l’autre bout de la planète ? Non. Donc ça, il faut le changer. La TVA circulaire pour réduire la TVA sur la réparation et également sur les produits éco-conçus pour réduire l’écart de prix et pour faire en sorte qu’on bascule. En gros, il y a moyen de faire basculer aussi bien les entreprises pour qu’il y ait davantage d’offres que les consommateurs, pour créer davantage de demandes.

Articles connexes